dimanche 21 septembre 2008

Bain de sang

Le thème imposé était : "Paroles de baignoire"

Marat

Jean-Paul Marat avait quitté la chambre des députés pour la salle de bain, une nouvelle poussée d’eczéma le faisait souffrir gravement. L’origine de sa gourme semblait incertaine pour ses médecins : herpétique d’après Souberbielle, diabétique d’après Cabanès. Depuis plus d’un mois, il passait donc le plus clair de son temps à ramollir ses croûtes dans mes eaux y rajoutant poudres et autres remèdes de grand-mère. L’Ami du peuple continuait cependant à travailler, il écrivait sur une planche grossièrement rabotée posée de mon bâbord à mon tribord.
Nous cabotions ensemble tantôt dans un jus royal de guillotine, tantôt sur un océan d’hémoglobine. Les têtes royalistes étaient tombées d’abord, c’était maintenant aux bobines des « ennemis du peuples » de rouler dans la sciure.
Cette table improvisée supportait le dernier numéro du Publiciste de la République Française dont Marat était le principal rédacteur et deux billets d’une certaine Marie-Anne Charlotte Corday. Cette femme, dans sa correspondance, lui demandait une entrevue au sujet d’un complot organisé par des Girondins réfugiés à Caen dans le Calvados. Elle s’était déjà présentée le matin à la maison, au 30, rue des Cordeliers, mais la portière l’avait refoulée. C’est ce que cette dernière avait rapporté à Marat.
Vers 7 heures du soir ce 13 juillet 1793, nous entendîmes de la salle de bain, un fiacre s’arrêter dans la rue. Quelques minutes plus tard, la maîtresse de Marat ouvrît la porte des appartements, puis arrêta une jeune femme qui voulait s’entretenir absolument avec l’Ami du peuple. Marat toujours à bord de mon sabot fut sorti de ses écrits par les éclats de voix des deux femmes. Au bout de quelques secondes d’attention, il comprit qu’il s’agissait de l’inconnue dont il avait reçu les deux messages. Il ordonna à Albertine, malgré son désaccord, de la laisser entrer.
Charlotte pénétra dans la salle de bain ; le soleil n’éclairait plus la rue étroite et la lumière baissait dans la pièce. La jeunette était habillée à la mode révolutionnaire et le quadragénaire était nu, sans culotte bien qu’il n’en fut pas un. Autre contraste, leur âge, elle allait bientôt fêter ses 25 ans et paraissait très jeune comparée à Jean-Paul, un vieillard bien qu’il n’eut que 46 ans. Charlotte, bras ballants le long de mon émail, fuyait le regard du député de peur qu’il ne lise son destin dans ses prunelles. Il l’interrogea sur la situation dans le Calvados, elle essaya d’endormir au mieux son interlocuteur. Il lui demanda avant de la congédier de lui dicter les noms des députés réfugiés en Normandie déjà mis en accusation par la convention ; elle s’exécuta. Quand il eût écrit le dernier… Duchastel, il s’exclama : «Très bien…Sous peu, ils passeront tous à la guillotine ! » Guillotine, c’est le mot qui rappela à Charlotte ce qu’elle était venue faire dans cette maison, faire cesser ces massacres à la guillotine orchestrés par Marat. Elle sortit une lame de son corsage et exécuta le tyran, le frappant au niveau du cœur. Un seul coup, la précision du geste et sa violence suffirent à trancher l’aorte de la victime qui appelait déjà sa maîtresse au secours. Son artère pissait maintenant en saccades, arrosant les murs. Son sang réchauffait et teintait mon eau, je ne bougeais point, ma fonte émaillée resta de marbre. Ha, si j'avais été de cuivre, j'aurais pu sonner l'hallali.
La porte demeurait entrouverte et Albertine aux aguets entra aussitôt dans la boucherie suivie des gens de maison. Jean-Paul avait gerbé son âme.
Corday, qui avait laissé tomber le couteau sur le sol, n’avait ni bronché ni perdu ses couleurs, elle restait cornélienne. On l’arrêta et on l’emmena à l’Abbaye, la prison la plus proche, escortée par des gens d’armes. De la voie montaient les cris hostiles de la foule. Paris venait d’apprendre la nouvelle et accourait voir la diablesse. Puis le silence…
J’appris plus tard par la conversation des gens de maison que Marie-Anne Charlotte de Corday d’Armont, avait été guillotinée revêtue d’une chemise rouge réservée aux parricides et qu’elle avait fait montre de courage.
C’est l’histoire la plus originale à laquelle j’ai assisté, mais je vous rassure une baignoire peut aussi avoir une vie d’ange.

dimanche 7 septembre 2008

Des Roms et des cigarettes


Mon fils aîné, qui habite Lyon, a décidé de passer ses deux jours de repos en Ardèche avec moi, je viens de Bretagne et nous nous sommes donné rendez-vous à la gare de Valence où j’arrive avec une heure d’avance. Je trouve une place sur le parking juste en face. Il reste cinquante cinq minutes avant l’arrivée de mon Lyonnais, je décide d’avaler un köfte au kebab du coin et de prendre mon temps.
Sur la placette, une demi-douzaine de jeunes Roms venus probablement des Balkans fait la manche ; je déballe un nouveau paquet de vingt-cinq Lucky Strike, en allume une, tout en me dirigeant vers le kebab ; l’une des adolescentes vient vers moi me tendant son gobelet, je lui indique mon refus avec le sourire, elle me demande alors une cigarette que je lui tends volontiers et que je lui allume à sa demande gestique.
Dévorant mon sandwich turc, à la terrasse du restaurant près de la gare, mes pensées vont bon train, tous mes bagages sont dans la voiture et je doute l’avoir fermée. "Ben oui ma bonne dame, vous connaissez la réputation des Tziganes et des Bohémiens ?" J’ai beau me dire qu’il n’arrivera rien, que ces pensées négatives et collectives, que ces préjugés envers les Roms et les mendiants, que ces "kris(1) gadjés" en somme ne sont pas miens, je ne suis pas tranquille et je retourne sans délai à la voiture avec ma sacoche et mon paquet de cibiches dans les mains, repassant tout près des quêteurs. Surprise, rien n’a bougé, les vitres sont intactes et les portières closes.
Une seconde jeune fille s’avance alors vers moi me demandant un clope, content d’avoir retrouvé toutes mes affaires j’y consens. Je cherche mon paquet dans mes poches, dans ma sacoche, dans mes mains, mes recherches restent vaines et j’explique à la Boiash, ou à l’Arlie, ou bien à la Gurbeti, ou encore à la Lovara, à moins que ce ne soit une Kalderach(2) que je viens de perdre le fabuleux trésor de nos poumons ; je refais l’aller-retour jusqu’au kebab scrutant le sol et je l’aperçois enfin à trois mètres des pieds des quémandeurs qui sont maintenant assis en ligne et qui ne l’ont pas remarqué. Pour eux, il n’est pas pensable qu’un paquet de cigarettes arrive plein à leurs pieds, c’est pour cela qu’ils ne l’ont pas aperçu. La leçon vaut bien cinq cigarettes que je leur distribue avec plaisir.
Ma récompense a été un petit signe de la main et un sourire que les deux jeunes filles m’ont adressé, lorsque je suis reparti avec mon fiston. "Ben oui ma bonne dame, les Roms sont p't êt' ben des Humains ?"
1) Le kris est un tribunal informel rom.
2) Nations des Roms d'Europe de l'Est et des Balkans.
3) A la fin de l’histoire, combien reste-il de cigarettes dans mon paquet ?